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        Mais il se tourna à présent vers son but final et glorieux. Il traversa une salle dont il ne pouvait distinguer les murs, à la faible lueur de sa torche, tant elle était grande. Il atteignit enfin l'un d'eux, dans lequel s'ouvrait un passage où montait un escalier large et imposant. Il le monta, franchissant de nombreux paliers, avant de parvenir à celui que son plan indiquait. Celui-ci était le départ de trois nouveaux escaliers, ainsi qu'une lourde double porte, et ouvrait sur une large galerie, bordée de piliers de taille gigantesque et de statues fabuleuses par la taille et la puissance d'évocation. En s'engageant dans ce passage, et malgré son contrôle de lui-même - acquis avec l'expérience -, il ne put s'empêcher de se sentir oppressé par la présence que dégageaient ces ouvrages. A cet instant, il eut l'impression que ces constructions, que ce Palais et cette Cité Antiques, remontaient à un passé des milliers de fois plus lointain que ce que disaient, ici et là, ceux qui disaient détenir le savoir. Mais aucun d'entre eux ne verrait jamais ce que Tservan pouvait contempler en ce moment. Il ne voulait pas regarder ces statues et ces murs dont l'état impeccable niait l'ancienneté à peine concevable qu'ils suggéraient. Mais il n'était plus entièrement maître de lui-même, en cet instant rare. Il se demanda depuis combien de temps un regard humain ne s'était pas posé sur ces oeuvres qui étaient pourtant presque à portée de la main. Et il pensa: des siècles, ou des millénaires. Ou plus.
        Chaque statue représentait une forme inconnue qui évoquait parfois de loin quelque chose de familier. Certaines d'entre elles avaient des formes plus ou moins humaines et ressemblaient à certaines déités actuelles. D'autres avaient des contours animaux, bien que rares fussent celles qui représentaient des animaux qu'il ait vu de ses yeux jusqu'à présent. D'autres encore figuraient des formes à peines concevables, dont on se demandait si elles pouvaient être des choses vivantes, animales ou végétales. Il crut reconnaître en quelques-unes de ces sculptures cyclopéennes des monstres mythiques qui éveillaient en lui une frayeur déraisonnable. Il pressa le pas et évita de perdre son regard dans ces choses hideuses et s'abstint de réfléchir à tout ce que cela impliquait.
        Normalement cette galerie devait mener vers le nord, le plan était formel, bien que Tservan n'en eut pas l'impression. Toutefois, il se fia à son plan plus qu'à son sens de l'orientation et continua tout droit dans cette galerie interminable. A ce qu'il semblait, chaque statue représentait une créature différente, et il y en avait plusieurs centaines, ici. Au bout se tenait le but de sa venue ici, qui allait lui rapporter plus que toutes les missions qu'il avait accomplies jusqu'à ce jour. L'objet était censé pouvoir entrer dans sa poche et ne devait pas être protégé. Le plan indiquait que la galerie débouchait sur ce qui était une sorte de salle du trône et que l'objet était nettement en vue, tout au fond de cette salle. Il n'y avait pas d'autre précision, mais Tservan se demanda tout de même comment on avait pu laisser un objet d'une telle valeur pendant tant de siècles sans que personne ne s'en soit emparé depuis. Il se demanda encore comment, dans ce cas, son patron inconnu avait pu se procurer un plan aussi précis des lieux. En effet, si personne n'avait jamais osé braver les dangers de l'Ancienne Cité et revenir vivant du Palais Doré, d'où tenait-il les informations qu'il avait ? Mais il chassa ces pensées. Elle ne lui étaient d'aucune utilité, et il n'avait besoin que d'une chose: cet objet.
        Ce n'est que quelques minutes plus tard qu'il parvint enfin dans cette salle aux proportions titanesques. Il ne ralentit pas son allure et franchit plusieurs rangées de dalles bicolores sans même que la propreté parfaite de celles-ci n'éveille son attention. La lueur de sa torche s'y reflétait avec intensité, et aucune de ces dalles ne semblait être souillée d'une seul grain de poussière, comme si on les avait encore lavées avec grand soin quelques minutes auparavant. Il ne remarqua qu'à peine les ossements humains si blancs qui jonchaient le sol, de plus en plus nombreux à chacun de ses pas, évoquant une lutte, une bataille dévastatrice hors du temps. Tandis qu'il avançait, sa torche flamboyait et jetait mille feux sur les dalles aussi lisses que des miroirs sur lesquelles reposaient les squelettes aux poses torturées. Par endroits, ils étaient si serrés et enchevêtrés qu'on ne pouvait les distinguer les uns des autres, bien qu'ils eussent été laissés là depuis leur mort, probablement.
        Tservan eut alors la vision de ce qu'il recherchait. C'était là, devant lui, dans la lueur de sa torche qui, inexplicablement, brillait de plus en plus, en crachotant des flammèches oranges. Une sorte de cage de fer noir au dessin complexe semblait se contorsionner autour de la chose. La cage fusionnait de manière curieuse avec certaines dalles sombres du sol et se perdait dans les hauteurs de la pièce en s'évasant vers les ténèbres. La chose scintillait dans la lumière de sa torche alors qu'il s'approchait d'un pas lent et lourd, avec un certain respect pour cette chose qui l'avait attendu depuis une éternité.
        Maintenant qu'il était plus proche, il put voir que la chose s'intégrait dans une contorsion métallique qui était le centre de cette cage et semblait orchestrer les circonvolutions. Il distingua comme une pulsation de la chose étrange, mais il ne put déterminer tout d'abord si cela n'était pas le fruit de son imagination. Il avança encore de deux pas, avec circonspection, car quelque chose, bizarrement, l'inquiéta. Il s'immobilisa, bien que pensant que cette impulsion du moment était stupide et inutile. Pourtant, au cours de sa longue carrière de cambrioleur et d'espion, il avait appris que parfois, il était préférable de s'arrêter et de réfléchir un moment avant de faire un geste décisif, surtout lorsque l'on tentait de dérober un objet. Après tout, celui-ci n'était peut-être pas encore dépourvu de toute défense, malgré son ancienneté. Il ne pouvait encore, d'ici, distinguer la forme véritable de l'objet, car il était effectivement très petit, mais il nota à nouveau une pulsation. Alors il osa s'avancer de deux pas... et encore d'un. Sa torche brilla encore davantage et jeta des étincelles.
        Il n'était pas sûr de ce qu'il voyait. Mais une tension se manifesta dans son ventre, et il préféra ne pas prendre le risque d'avancer sans peser son acte. L'objet avait une forme légèrement ovoïde, allongé dans le sens horizontal, et d'une couleur rosâtre incertaine. Et assurément, elle pulsait de manière irrégulière. Quelque chose fit un bruit derrière Tservan. Il se retourna et tendit sa torche à bout de bras pour mieux éclairer l'obscurité, mais il ne vit rien et attribua cela à la tension extrême qu'il ressentait. Il se retourna vers l'objet qui sortir de l'ombre pour être à nouveau exposé à la lumière de sa torche, ce qui sembla provoquer une série de pulsations plus rapide que précédemment. Tservan hésita avant de décider d'avancer à nouveau. Cette fois il ne s'arrêta qu'à un pas de la cage de fer mat. La chose était semblable à un coquillage fermé, ourlé d'une sorte de lèvre, d'une couleur incarnate. Elle était animée par des mouvements intérieurs qui la déformaient légèrement.
        Tservan n'eut qu'une seconde pour se demander quelle chose étrange il avait devant lui: l'objet se fendit par le milieu, mais il n'avait plus rien d'un coquillage. Un oeil terrible et froid transperça son âme.
        Il réalisa l'erreur qu'il avait faite. Qu'il n'accomplirait jamais cette mission. Son patron n'était qu'un homme, de même que ceux qui le servaient. Et comment un homme pouvait-il imaginer, ou seulement deviner, qu'un tel pouvoir existât ? Tout lui sembla alors bien futile, et il comprit combien son intuition l'avait mené près de la vérité. Il vit bien trop tard à quel point le monde dans lequel il avait vécu était loin de celle-ci.
        Son corps fut submergé de sensations instinctives. Il ressentit toutes les joies, les peines, les douleurs, les plaisirs et les attirances et les peurs qu'il devenait trop tard pour vivre. Son être se satura de toutes ses choses, et son corps se flétrit et tituba avant de s'effondrer et de se dissoudre dans les dalles du sol. Pour l'éternité il n'en resterait plus qu'un squelette blanc.


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