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        Personne ne se mit en travers de son chemin. Une fois derrière le bar, il jeta un coup d'oeil autour de lui. De là il pouvait voir toute la salle. C'était tout de même curieux. Tout le monde restait absolument immobile. En fait, le seul mouvement qu'il pouvait percevoir était le roulis permanent dans lequel chaque chose semblait prise. Même le ventilateur du plafond avait courtoisement décidé de s'arrêter de tourner, lors de l'entrée de la femme.
        Celle-ci était en face de lui. Il prit un instant pour mieux la regarder, même si la quête de la bouteille de vodka lui semblait de toute première importance.
        Elle portait des vêtements moulants et ses cheveux longs et raides longeaient ses épaules. Son visage semblait tout à fait inexpressif derrière ses lunettes de soleil. Quelle idée de porter des lunettes de soleil à cette heure-ci ? Les vêtements qu'elle portait étaient sombres et accentuaient l'aura de mystère qui l'enveloppait. Mais tout ce qu'Emir savait, c'était qu'il avait avec lui une jeune femme qui semblait être venue exprès pour lui.
        Il lui servit un verre et s'en servit un par la même occasion. Personne ne réagit dans la salle. Il se demanda pourquoi il n'avait jamais eu cette idée plus tôt.
        Il resta de ce côté du bar. Ii préférait presque encore la compagnie des bouteilles à celle de la jeune inconnue, dans cette situation totalement nouvelle.
        Une bonne demi-heure se passa, autant que son esprit embrumé lui permit d'évaluer. Tout le monde restait toujours absolument immobile dans le bar, mis à part la jeune femme qui sirotait sa vodka ne silence.
        Emir n'avait pas l'impression qu'elle l'observât à travers ses lunettes, bien qu'il ne put en être totalement sûr.
        Puis elle se détourna et se dirigea vers la sortie. Emir se mit en branle avec grande difficulté. Les derniers verres qu'il avait avalé avaient encore diminué sa maîtrise de lui-même. Pourtant il la suivit, sans savoir vraiment ce qu'il espérait obtenir.
        "Eh ! Attends-moi !" s'égosilla-t-il.
        Mais elle ne se retourna pas. Elle était déjà dehors. Heureusement elle marchait lentement et il parvenait à suivre son allure. Elle parcourait les rues de la ville en ligne droite, se dirigeant vraisemblablement vers un but précis.
        Les pensées d'Emir n'avaient plus rien de cohérent. Il suivait cette fille comme un chien suit sa maîtresse.
        Emir était encore un jeune homme, mais un jeune homme qui entrait dans le monde adulte sans le vouloir. Sans l'avoir décidé. C'était sans doute le destin de tout un chacun, mais il n'avait jamais pu l'accepter. Après une jeunesse difficile et lourde en désillusions, il était écrasé par le poids des nouvelles responsabilités qui lui incombaient.
        Et cette jeune femme qui avait daigné l'approcher avait attisé sa curiosité et son intérêt. Il la suivait. Peut-être le mènerait-elle vers la lumière ?
        Ils arrivèrent devant un immense bâtiment. Il leva les yeux vers son sommet sans pouvoir l'apercevoir. L'immeuble semblait monter en flèche vers les ténèbres, véritable paradoxe biblique. Où l'emmenait-elle ?
        Elle franchit la double porte de verre. Emir lui emboîta le pas, remarquant au passage le symbole triangulaire contenant un oeil au dessus de la porte, comme il en avait déjà vu dans certains lieux religieux. La porte se referma derrière lui avec un claquement sourd et définitif.
        Il était dans un tel état éthylique qu'il ne parvenait pas à analyser la situation, son esprit embrumé par de bien frivoles préoccupation. Au moins avait-il réussi à la suivre jusqu'ici sans s'étaler dans un caniveau ou se fracasser le crâne contre un poteau.
        Il régnait ici une obscurité presque surnaturelle, et il n'y voyait rien du tout> mais cela était probablement du à son état. Il sentait la présence de la jeune femme quelque part devant lui, dans les ténèbres.
        Il aperçut quelque chose qui luisait. Deux points scintillants comme des étoiles dans un ciel de jais. Etaient-ce ses yeux? Si c'étaient eux, ils brillaient de façon inquiétante.
        Brusquement, il se sentit comme pris au piège et sa respiration se fit plus difficile. De vieux souvenirs l'assaillirent. Tous ses malheurs passés semblaient s'abattre à nouveau sur lui en un seul instant, alors que la présence de la jeune femme se rapprochait - à présent elle n'avait plus rien de rassurant. Le charme était rompu et Emir sentait son haleine sur son visage. L'angoisse le submergeait et une sueur froide coula dans son dos.
        Toutes les peines qu'il avait connu et qu'il avait toujours vaillamment repoussées depuis tout ces mois étaient en train de gagner la bataille. I1 avait fui son pays pour échapper à l'horreur montante, avec l'espoir qu'en France tout serait meilleur. Mais son espoir s'était rapidement écroulé devant la haine, l'incompréhension, l'intolérance et l'égocentrisme de ce nouveau monde. Sans arme pour se battre, pour comprendre ce pays et ses gens, il en était réduit à fuir à nouveau, pour toujours, pourchassé comme un chien galeux, une bête nuisible.
        Mais il ne pouvait pas toujours s'échapper. Il n'y avait pas de salut pour les couards. Un souffle sur la peau de son cou hérissa les poils de sa nuque. Les lèvres de la jeune femme l'effleurèrent et un tourbillon les enveloppa. Mais ce n'était pas un tourbillon de plaisir. L'air se fit glacial autour d'eux. L'obscurité prit une teinte grise et l'air se chargea d'une humidité pénétrante. Là où elle l'emmenait - comme partout ailleurs - il connaîtrait les joies passagères de la fête, et les affres éternelles de la douleur. Il pourrait poursuivre son inutile lutte sans fin contre le mal. Le mal sans âme qui ronge chaque homme sans pitié.
        Il avait à présent l'impression d'être emporté à travers l'espace et les dimensions de l'univers par un vent polaire qui s'insinuait en lui avec toujours plus de profondeur. L'engourdissement le prenait et il perdait progressivement le contrôle de son corps, comme si le contact faiblissait entre lui et son enveloppe corporelle.
        Les ténèbres grisâtres devenaient luminescentes. Leurs volutes commençaient à ressembler à des colonnes de flocons de neige tombant vers le néant. Emir apercevait à présent, au delà des tourbillons, d'indistinctes silhouettes horizontales qui semblaient, elles, s'élever vers un autre néant. Il aurait juré, bien que la distance ne lui permettait pas d'en juger, qu'il s'agissait là d'hommes morts, et il devinait qu'ils étaient - tout comme lui - en transition entre leur monde d'origine et le prochain. Il percevait d'autres présences. Chaque silhouette était tirée par une présence invisible. Il prit conscience qu'il n'était qu'une part de cette marée, tiré comme les autres par son ange, sa compagne.
        Le froid était tel qu'il lui était désormais presque impossible de réfléchir ni de conserver un quelconque contrôle sur les fonctions vitales de son corps. Avant de sombrer dans son dernier sommeil il se souvint de la légende du Walhalla. Il avait été appelé dans le pays des guerriers pour y attendre le dernier combat. Il soupira une ultime fois. Même à travers la mort, il n'aurait jamais eu le moindre contrôle sur sa destinée.


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