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LA VALKYRIE


        Il errait sans but, de bar en bar. Ce soir ressemblait à tant d'autres et ce bar à n'importe quel autre, si bien que Emir n'avait aucune idée de quel jour cela arriva ni dans quel endroit. Le temps comme l'espace n'étaient plus, pour lui, que d'inutiles notions en cet instant. Cela arriva en tout cas. S'il en avait douté cela aurait remis en cause son état de santé mentale et il n'osait le faire. D'autres s'en chargeaient à sa place, mais il n'avait que faire d'eux.
        L'air enfumé et l'atmosphère bruyante des bistrots faisaient désormais partie de la vie d'Emir comme le pacemaker d'un cardiaque ou la veine-passoire d'un toxicomane. Trop de tension dans sa vie et la prison avaient eu raison de sa volonté et il la laissait s'écouler hors de lui par son urine mélangée à l'alcool. Pourquoi il en était là, pourquoi était-il allé en prison? Il n'en savait rien et ne voulait pas le savoir. Il avait tout oublié. Quelle libération! Mais il savait que demain, sans aucun doute, il se rappellerait tout - à part la nuit qu'il aurait passé, dont une incommensurable gueule-de-bois serait l'unique souvenir. Alors il faudrait tout recommencer. Et l'alcool finirait bien par tout laver, tout désinfecter. Un jour ou l'autre l'alcool l'aiderait à tout oublier, définitivement. Définitivement.
        Emir sentit son bras faiblir. Il allait peut-être devoir aller s'asseoir plutôt que de rester accoudé au bar. D'autant plus que ses jambes faiblissaient également. A côté de lui, d'autres poivrots, dont la vie n'offrait que d'inconsistants plaisirs, s'envoyaient bière sur bière, whisky sur whisky, retrouvant visiblement un peu d'enthousiasme dans cet exercice. Ils parlaient bruyamment, chantant des morceaux de chansons dont ils avaient oublié le reste ou se moquant de la tenancière de leur manière vulgaire et grossière que Emir ne goûtait guère. De temps à autres il prenait un coup de coude qui le faisait chavirer, et à un moment l'un d'entre eux l'envoya sur le carrelage. Il ne prit conscience de sa chute que lorsque l'horizon avait achevé de basculer et que son crâne eut heurté ce qui - après mûre réflexion - s'avéra en fin de compte être le sol. Il voulut se redresser en s'appuyant sur ses mains, mais celles-ci glissèrent sur un liquide odorant répandu sur le sol. Il se demanda quel imbécile avait bien pu renverser un verre entier de vodka. En y repensant c'était sûrement lui qui avait entraîné son verre dans sa chute.
        "Bon, soyons sérieux", marmonna-t-il pour lui-même, inconscient de son élocution révélatrice de son état. De toute façon, au point où il en était, ce n'était pas la seule chose qui le révélait. Et il entreprit de faire pivoter ses hanches pour pouvoir se mettre à quatre pattes devant l'hilarité des autres clients du troquet. Mais ce fut avec grande difficulté que, pataugeant dans la flaque de vodka puante, il parvint à se retourner sur le ventre. Il sentit alors des mains le saisir par la taille pour l'aider. Il maugréa.
        "J'ai... pas b'soin d'aide !" protesta-t-il.
        Un instant il crut que le possesseur de ces mains avait compris et l'avait lâché, mais il lui fallut un certain temps pour comprendre que celui-ci avait arrêté son mouvement, son attention ayant apparemment été attirée par quelque chose d'autre. Il voulut encore protester lorsqu'il se rendit compte du total silence qui régnait à présent dans le bar. Il releva alors la tête, comprenant dans un éclair de lucidité qu'il se passait quelque chose. Et c'est dans cette position peu avantageuse qu'il croisa le regard de la femme qui venait d'entrer.


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