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UNE TEMPETE


        Avez-vous déjà senti le bateau tanguer sous vos pieds ?
        Marc, lui, oui.
        Mais qu'avait-il donc fait cette nuit là pour en arriver la ? Il avait bien de la peine à s'en souvenir.
        Il n'était pas marin, non. Il n'était pas non plus coutumier des drogues, quelles qu'elles soient. Il avait les bars, ces lieux de perdition pour inconnus malades de l'être, en horreur, tout simplement.
        Avait-il même fait un seul pas hors de chez lui cette nuit ? Il ne pouvait en être sûr à cet instant.
        Pouvait-on dire qu'il émergeait ? Que la sensation du vent se calmant et la vision des éclairs oranges dans son crâne s'atténuait ? Ce n'était probablement que ce qu'on appelle le calme avant la tempête, n'est-ce-pas ?
        Il distinguait encore clairement l'étonnant scintillement des éclairs qui sortaient des nuages avec une lenteur qui lui était étrangère, à moins que ce fut celui des stalactites de glace qui chutaient par paquets vers un sol qu'il ne pouvait apercevoir. Ce déchaînement surnaturel des éléments lui semblait un spectacle privilégié. Ça et la se formaient des nuages orageux qui brillaient de mille feux avant de se mettre à projeter leur énergie en décharges d'or rutilant. Marc ne cherchait aucune explication à tout cela. Lorsqu'il fermait les yeux il voyait toujours aussi clairement. Mais toutes les couleurs du ciel ne pouvaient rien à la grisaille qui envahissait le logis dés que l'on se trouvait du mauvais côté des fenêtres, emprisonné dans une cage d'étain qui fondrait au moindre contact avec un éclair et dont la structure ne pourrait résister à un choc avec un amas de glace, véritable iceberg du ciel.
        Il tenta de reprendre ses esprits, tout en étant certain que cela ne ferait rien pour améliorer sa situation, sachant qu'un simple esprit, qu'il soit éveillé ou embrumé, serait incapable de lutter contre ceci. Son état second avait au moins un avantage: il n'avait que vaguement conscience du danger, et il lui permettait de profiter de la somptuosité du spectacle. Il lui évitait, en outre, de trop chercher une explication à tout cela.
        Un soleil se cachait derrière des nuages, tout au fond, prés de l'horizon, et il les teintait du même rose profond que celui d'un pamplemousse. Les nuages se mouvaient à toute vitesse, jouant et fuyant, se cachant sans toujours réapparaître. Et le ciel semblait découpé en deux zones par une ligne de séparation aussi nette que celle qui coupe un cahier par le milieu, en rejoignant ses pages sans complètement les unir.
        Le navire dans lequel il vivait était comme la nacelle d'une montgolfière qui serait montée beaucoup trop haut. Il tanguait en tous sens, très doucement malgré la puissance du vent qui faisait défiler les nuages d'un bout à l'autre de l'horizon.
        A un moment, un paquet de glace hérissé de pointes tendues vers le bas heurta le navire. Il menaça en craquant puis se détacha de son nuage et tomba à travers une ouverture vers le sol et commença instantanément à y fondre alors que Marc écopait en tentant de rejeter les morceaux qui coulaient aussitôt entre ses doigts. Puis le nuage passa sans causer plus de dégâts, laissant le sol inondé par une eau glacée. Les pieds et les mains de Marc étaient gelés jusqu'à l'os, mais il ignorait cet inconvénient et continuait d'admirer le ciel.
        Il respira pour humer l'air frais et humide qui sentait l'ozone et il sentit tout son corps fouetté par cette fraîcheur, ce qui réveilla en lui une part de conscience. Tout d'un coup, malgré le vertige, il se dit qu'il avait envie de vivre. Un coup de vent s'engouffra en sifflant dans la cage d'étain et faillit le faire basculer. Mais il se retint. En pénétrant dans sa gorge le vent l'avait asphyxié provisoirement. Et comme il luttait pour retrouver son souffle il perçut la voix du vent. Elle n'était pas intelligible et pourtant elle lui parlait. Marc avait beau ne pas comprendre ce qu'elle disait, il percevait l'essence du message. Elle avait un ton moraliste qui lui déplaisait. Qui lui dirait, à des millions de lieues au dessus de toute vie, ce qu'il devait faire ? Ici il était enfin libre, bien plus libre qu'un simple oiseau. Il avait la sensation que ce lieu n'était qu'air, que nuage et oxygène. Que faisait-il encore dans cette cage alors qu'il pouvait dériver indéfiniment au milieu des merveilleuses lames de glaces et des éclairs colorés qui le traverseraient sans lui faire aucun mal ? Pourtant la voix n'avait pas compris, et continuait de lui parler. Il allait la faire taire. Il enjamba le rebord et sentit la morsure du froid, violente et surprenante. Jusque la, il n'avait pas eu conscience du froid qui régnait au dehors. A nouveau il eut le vertige. La voix était plus distincte maintenant, et ses sensations plus vivaces, mais il n'en écouta aucune. Il inspira et sauta.
        Au dernier moment, réflexe de survie, il voulu se retenir mais ne put pas. Aussi bien ainsi, n'est-ce-pas ? Il prit aussitôt conscience non-seulement du froid intense mais de la grisaille presque blanche de l'extérieur qui lui avait paru si coloré jusqu'à présent. La matière devint enfin visible à ses yeux hallucinés. Il y avait bien ici autre chose qu'un ciel: des murs, des lumières... un sol !
        Des vitrines, des lampadaires, des arbres couverts d'ampoules, des gens qui hurlaient d'horreur. Des routes, des trottoirs cachés sous une épaisse couche de neige. Et des flocons légers et nébuleux qui accompagnaient sa chute, mais dont le contact avec le sol serait silencieux.