Retour à l'accueil                                                          Retour au menu



RENAISSANCE


        Le radeau progressait sur le liquide clapotant avec une lenteur presque paresseuse. De temps à autre il penchait et menaçait de s'enfoncer dans le fleuve calme. Mais il se redressait toujours avec un grincement de vieille articulation, et émergeait alors péniblement en ruisselant.
        L'homme qui se tenait sur le radeau semblait ivre dans ses tentatives de maintenir ce dernier à flot, soucieux de bien rester debout au milieu de son embarcation. Il était manifeste qu'il n'avait pas le pied marin, et quiconque aurait pu l'apercevoir en cet instant aurait misé un paquet d'argent sur sa chute imminente.
        Mais, là où il se trouvait alors, nul être vivant n'aurait jamais pu le contempler.
        Son regard était halluciné par les choses qui lui parvenaient. Ces choses si étranges, si merveilleuses, mais si inquiétantes.
        Le fleuve sombre serpentait entre des montagnes dont on ne pouvait apercevoir le sommet, des végétations aux couleurs et aux formes extravagantes, à travers un monde peuplé de créatures inconnues dont les allures, les attitudes lui paraissaient aussi absurdes que les sons qu'elles émettaient. Le cours même de ce fleuve n'était pas régulier et était même des plus fantasques. Il se rétrécissait ici, puis s'élargissait tout en s'accélérant, parfois même il poussait la bizarrerie jusqu'à se mettre à escalader le flanc des collines...
        Toutefois, ses eaux étaient sans vie. Le pêcheur le mieux entraîné n'y aurait pas pris la moindre friture, pas même une vieille boîte de sardines, car il ne faisait aucun doute que jamais personne ne s'en était approché assez près pour pouvoir y jeter le moindre détritus. On ne pouvait y venir que nu.
        Aussi nu et sans défense que le jour où vous avez émergé du sein de votre mère.


        Stygien, tel était le nom de cet homme. Il avait beau lever les yeux vers le haut, il lui était impossible de déterminer s'il apercevait ou non quelque chose, là-haut, dans cette immensité. Il avait parfois l'impression de distinguer une étoile qui scintillait, solitaire, mais l'illusion se dissipait aussitôt, et il lui semblait même apercevoir une limite, comme le plafond de quelque gouffre. N'était-il pas entré dans ce monde par une sorte de couloir, de galerie? Il ne pouvait se le rappeler. Même sa mémoire, à présent, se dénudait, pour mieux ressembler à son corps et à son être.
        Bien sûr, il aurait pu se dire que tout cela n'était pas vrai, que tout cela ne ressemblait pas à cette réalité que l'on apprend durant, toute sa vie. Il aurait pu nier tout cela, et, probablement, l'illusion se serait évanouie. Mais, au fond de lui, il connaissait l'incontournable et sublime vérité de son état. Il ne servait à rien de nier, de se retourner. Il fallait regarder vers l'avant, accepter. Et rester digne, et debout, toujours debout.
        Il plongea son regard dans la houle paisible. Ses reflets étaient neutres et presque mats, aussi blancs que l'eau qui les produisait était noire. Elle sembla inonder son âme en franchissant la barrière de ses yeux, en une vague d'oubli, alors que le courant l'emmenait plus loin. Il s'accélérait, le rapprochait de son but ultime qu'il n'avait cependant pas choisi.
        Bien qu'il n'y eut ici aucune source de lumière, on y voyait parfaitement clair, beaucoup plus clair que dans n'importe quel autre monde en fait. Le climat y semblait pur, contrairement à ce qui se disait.
        Le fleuve contourna un rocher puis se fit tout petit pour se faufiler sereinement entre deux pics si lisses et parfaits qu'on les aurait dits sculptés. Et au-delà de ces formations, se trouvaient les êtres...
        Il reconnut immédiatement la silhouette qui agitait sa main fantomatique dans sa direction et ressentit une profonde joie. Pour la dernière fois.
        A mesure qu'il retrouvait les êtres qui avaient jalonné sa vie il ressentait une intense émotion, puis celle-ci s'effaçait, et il sentait qu'il perdait la capacité de la ressentir. Et il revivait les événements de sa vie, avant qu'ils ne s'effacent de sa mémoire. Tout cela ne lui serait d'aucune utilité ici.
        Pourtant il continuait de reconnaître ceux qui agitaient la main vers lui, tout comme ceux-ci, après tout ce temps, le reconnaissaient encore. Ils n'avaient pas de visage, pas vraiment, d'apparence, mais leur aura ne trompait pas.
        Et le fleuve avançait toujours, inexorablement. Stygien savait-il encore son nom?
        Le fleuve entama une descente vertigineuse, mais lente, vers un profond abîme. Les montagnes, les forêts, ainsi que tout relief et les choses pouvant s'y accrocher, disparut. Son cours était maintenant vertical, mais calme et particulièrement lent et plat, et l'homme était comme debout sur un mur, parfaitement immobile maintenant que le radeau avait cessé de s'agiter. Il n'y avait aucune couleur alentour, pas de lumière, pas de son, aucune odeur... Comme si rien n'avait jamais existé.
        Et Stygien était devenu transparent, se préparant à son tour à ne plus exister tel qu'il l'avait fait jusqu'alors. Ses sens, à leur tour, s'éteignirent, et puisqu'il n'y avait plus rien à voir ni à entendre, pourquoi le faire?
        Stygien n'était plus rien, le fleuve non plus. Tous deux étaient arrivés à leur terme.
        Il était temps de renaître et de tout recommencer à nouveau.