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        De timides rayons de soleil lui offrirent de désagréables caresses. Il s'était couché depuis si peu de temps, lui semblait-il, qu'il ne pouvait croire que ce fût déjà le jour. Et pour comble de malheur il avait oublié de fermer ses volets. Il se résigna donc à se lever, malgré les courbatures et le vertige qui s'éveilla au moment où il se trouva sur ses pieds. Il tituba douloureusement jusqu'à la salle de bain. Au moins celle-ci était-elle à l'abri des pénibles rayons du soleil. Et le vrombissement ambiant semblait atténué ici. Il trouva l'interrupteur et les néons diffusèrent une lumière qu'il n'avait jamais perçue comme aussi crue. I1 se vit dans le miroir taché et refusa momentanément de se reconnaître. Il fut pourtant bien forcé d'admettre que la chose qu'il apercevait à travers la couche de crasse - qui ne se trouvait pas seulement sur le miroir - n'était autre que lui. Il se découvrit avec une barbe claire qui lui mangeait une bonne partie du visage. Depuis combien de temps ne s'était-il pas rasé ? Cette question promettait de lui donner un sévère mal de crâne et il l'écarta d'un geste agacé. Il ôta son maillot de corps et considéra un instant le reflet qui lui était renvoyé avec tant de cruauté par le miroir. Il n'en supporta pas plus. Il se retourna, éteignit et quitta cette pièce. Il aurait d'autres occasions de se laver, d'ici quelques jours. En attendant il devait achever son travail.
        Il regagna son salon qui lui avait toujours servi d'atelier de peinture et s'assit sur un fauteuil en face du tableau qui recevait une partie des rayons du soleil envahissant la pièce. A cette lumière, l'oeuvre - semblait-il à Nicke - perdait de son âme. Seules les ténèbres lui seyaient parfaitement.
        Il laissa un moment son regard errer. Il revit les fissures familières du plafond, les marques du vernis sombre sur certaines des poutres verticales qui couraient jusqu'au toit, et son regard s'attacha furtivement sur quelques-unes de ses toiles qu'il avait entreposées dans l'ombre, au fond de la pièce. Puis son regard courut le long du mur jusqu'à rencontrer la petite commode, en dessous de la fenêtre ouverte sur les toits de Bruges. Des objets qui ne lui appartenaient pas étaient posés droitement sur ce meuble: un flacon de parfum en cristal, un tube de rouge à lèvres rose en plastique, un peigne en corne brun et ivoire, une brosse aux poils durs, une petite boîte de maquillage en plastique plate...
        Plus personne n'avait touché ces objets depuis maintenant plus de trois semaines - vingt-trois jours exactement si Nicke ne se trompait pas - et une couche de poussière commençait à les recouvrir et à ternir leur éclat. Nicke sentit les larmes lui venir aux yeux mais ne put lutter contre.
        "Je te promets que tu vas revivre Karin", murmura-t-il au silence.

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        La nuit suivante trouva Nicke devant sa toile, à peindre encore et encore des détails, ainsi que les trois suivantes. Et pendant tout ce temps il envoya encore Arnie promener puis décida de ne plus du tout répondre au téléphone.
        C'est alors que vint le grand moment de parachever l'oeuvre.
        "Ça y est ! s'exclama Nicke, triomphant.
        II contempla sa toile avec fierté.
        - Karin, tu vas voir ! Tu seras parfaite ! Il ne manque plus que la dernière touche."
        Il parlait à la toile comme il aurait parlé, jadis, à sa fiancée Karin. Pendant ce temps, le téléphone sonnait et re-sonnait, mais Nicke était si euphorique qu'il n'en était absolument pas conscient; et en eut-il été conscient que cela n'eût en rien changé son comportement. Le temps était venu de porter la touche finale pour que sa toile soit parfaite. Et elle le serait, sans nul doute. Au moins Nicke, lui, n'en doutait-il pas.
        Le téléphone s'arrêta de sonner au moment précis où Nicke commençait à poser le rouge à lèvres rose sur les lèvres livides de sa Karin. Lorsqu'il eut terminé il utilisa sur elle le maquillage de la boîte en plastique. Puis il revint derrière sa toile, reprit son pinceau et choisit sa couleur en observant attentivement le modèle étendu sur le sol. I1 était temps de finir car tout ceci commençait à ne plus sentir très bon, malgré le soin que Nicke avait porté à sa chère fiancée ces dernières semaines. Et malgré les boursouflures de son visage et son teint livide, Nicke avait l'impression qu'elle était encore vivante. Le sang qui avait coulé des veines de son poignet avait formé une large flaque désormais brune et sèche sur le parquet. Les mouches étaient entrées par centaines par la fenêtre ouverte et bourdonnaient toujours autour d'elle. Nicke les avait trouvé difficiles à peindre tant elles bougeaient et refusaient de rester en place. Il éclata de rire et tonitrua:
        "Ha ! Ha ! Ha ! Toi au moins Karin tu es restée bien sage ! Ah, quel bon modèle tu fais ! Nous devrions travailler ensemble plus souvent !"
        Il ne lui fallut que peu de temps pour terminer les derniers détails. Ses larmes coulaient sur la toile qu'il embrassait parfois des lèvres.
        "Ma Karin adorée, tu es si parfaite !" s'écria-t-il en frottant sa joue contre la toile.
        Cette dernière ressemblait parfaitement à un magma de couleurs sans aucun sens se bavant les unes sur les autres, une sorte de cadavre de peinture en état de putréfaction avancée.
        "Et maintenant la touche finale !" jubila Nicke dont les yeux pleuraient toujours la folie de son âme et la mort de son amour.
        On frappa à la porte à coups répétés. La voix de son ami Arnie résonna à travers celle-ci, mais Nicke n'y prêta aucune attention. Déjà la lame du rasoir entaillait ses veines, et, à travers ses larmes, il distinguait le filet de sang qui coulait sur la toile.
        "Karin, tu vas revivre ! Hurla-t-il.
        - Nicke ! lui répondit dans le couloir la voix d'Arnie qui s'arrêta aussitôt de frapper contre la porte. Nicke ! Ouvre-moi !" cria-t-il d'une voix étranglée par l'angoisse.
        Le sang coulait avec force et l'émotion de Nicke était forte alors qu'il rejoignait Karin dans le suicide.

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        Un peu plus tard, quand Arnie revint avec la police et un serrurier, la porte s'ouvrit enfin. Mais elle s'ouvrit sur un enfer qui repoussa tout le monde. Chacune des personnes présentes se souviendrait pour toujours de l'odeur puissante de la mort mêlée à celle du sang frais. Et chacun se souviendrait de ces deux corps réunis dans la mort de la façon la plus parfaite.


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