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PARFAITE


        D'un habile geste de la main, le peintre mit une dernière touche à son tableau. C'était tout pour aujourd'hui; il pourrait continuer demain, quand la peinture serait sèche et que les teintes seraient mûres. Il posa son pinceau sur le rebord du chevalet et se laissa absorber dans la contemplation de son oeuvre.
        Encore une fois il se demanda si quelque chose d'aussi morbide pourrait plaire à qui que ce soit. Peut-être que oui après tout. I1 suivait des yeux chaque ligne, chaque contour. La moindre tache contenait une part de la signification et ses yeux n'oubliaient aucun de ces détails, tentant d'en évaluer le degré de perfection et...
        Il était tellement occupé par l'examen de la toile qu'il n'avait même pas entendu les premières sonneries du téléphone. Comme dans un rêve il réalisa qu'il devait vite se lever et se précipita vers l'appareil et décrocha le combiné. Un grésillement lui rappela que son téléphone n'était plus en très grande forme tandis qu'une voix tentait de se faire entendre.
        "Allô ?" fit la voix.
        Il se passa la main sur le front.
        "Qui est-ce ? questionna-t-il avec un ton qui lui déplut - quelle tristesse, il n'était même plus en mesure de maîtriser sa propre voix.
        - Nicke ? dit la voix à travers la friture, c'est Arnie... Ça n'a pas l'air d'aller dis-moi.
        - Ah ! Arnie, fit le peintre sur un air qui se voulait joyeux mais qui sonna comme le râle monocorde d'un mourant; ça me fait plaisir de t'entendre. - Ma foi on ne dirait pas, répondit Arnie, ne me dis pas que tu songes toujours à...
        - Non, non, le coupa-t-il, enfin je crois.
        Un silence marqua la conversation,
        - Il me faudra sûrement du temps.
        - Et ce tableau dont tu m'as parlé Arnie.
        - Il est presque terminé, mais il faut encore que je le retouche pour soit parfait. Enfin, disons aussi parfait que possible.
        - Dis-moi Nicke, est-ce que je te dérange ? Peut-être de peindre, non ?
        - En fait j'étais sur le point de finir.
        - Tu ne veux toujours pas que je passe te voir ? Tu m'as l'air plutôt déprimé je dois dire, sans vouloir te vexer.
        - Non Arnie, répliqua Nicke sur un ton qui avait quelque peu retrouvé de sa fermeté, pas tant que je n'aurais pas fini.
        - Si tu préfères rester seul... Bien, je suppose que tu as besoin d'être un peu seul. Je comprends.
        - Ne suppose pas trop Arnie, rétorqua-t-il. Eh bien rappelle-moi plus tard d'accord ? Disons d'ici deux ou trois jours.
        Arnie ne répondit pas tout de suite.
        - Très bien, bégaya Arnie visiblement désorienté par la réaction de Nicke, alors à la prochaine."
        Nicke ne dit rien et le laissa raccrocher. Il regrettait d'avoir eu à se débarrasser de son meilleur ami ainsi, mais il n'avait pas de temps à perdre en bavardages inutiles pour le moment.
        Il revint s'asseoir devant sa toile et entra de nouveau en contemplation. Cette fois-ci il acquit en lui la certitude que cette oeuvre, enfantée dans la plus pure et la plus vive douleur, serait celle de sa vie.

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        La tête lui tournait. Tout bourdonnait autour de lui. C'est cette sensation désagréable qui le fit émerger de sa torpeur profonde. Il tenta de savoir combien de temps s'était écoulé depuis qu'il s'était assis devant cette peinture, mais il n'avait chez lui ni montre ni pendule. Tout ce qui touchait au temps le mettait mal à l'aise. C'est pourquoi il s'était toujours refusé à se lancer dans un travail où il aurait du respecter des horaires strictes, se lever et se coucher à heures fixes. Il avait maintenant trente ans et n'avait jamais eu de semblables comptes à rendre à qui que ce soit.
        En tout cas, il faisait nuit au dehors, mais cela ne lui fournissait qu'une bien faible indication. En effet, quand il s'était assis là, le crépuscule pointait déjà son nez.
        Il approcha son oeil de la toile et constata que la peinture était presque sèche, mais pas suffisamment pour qu'il pût continuer son travail. Il fit à nouveau un inventaire de ce qu'il lui restait à faire. Il était presque au bout de ses peines. Encore quelques retouches et cette toile serait aussi vraie que nature. Parfaite.

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