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        Elle se tint face à lui, dans les vêtements qu'elle portait encore lorsqu'il l'avait quittée un peu plus tôt. Elle le dévisageait, comme pour jauger la moindre de ses réactions, et il vit le rictus qui se dessinait à partir du coin de ses lèvres. C'était à la foi une moquerie et une menace. Il n'en pouvait plus, c'était vraiment trop pour lui. Il aurait voulu s'évanouir et revenir à une réalité plus banale, mais il sentait qu'on ne lui laisserait pas cette possibilité. Il était dans les airs, au-dessus d'une rue parcourue par la circulation automobile qu'il devinait, dans l'incapacité de tourner son regard ailleurs que face à celui de son ex-fiancée.
        Elle était sur le rebord extérieur, se tenant encore par les deux mains à la fenêtre. Puis elle le lâcha d'une main, et son rictus s'élargit. Il frémit, sentant que ses dernières forces l'abandonnaient, n'y croyant pas tellement il était sûr de n'en avoir déjà plus aucune. Pourtant le reste de son énergie fuyait hors de lui comme le gaz d'une bouteille mal fermée.
        Elle lâcha l'autre main. Et alors il y eut un instant terrifiant où elle fut comme en équilibre entre la solide minéralité de la paroi et la brutale intangibilité du vide. Elle sortit les dents et se projeta d'un coup de rein dans le vide. Ses mains agrippèrent les épaules de Nono, et il y sentit, à sa grande surprise, ses ongles s'y enfoncer profondément et douloureusement.
        Mais il ne fut toujours pas capable d'expulser sa souffrance par un cri libérateur. Seule son énergie pouvait s'échapper hors de lui, mais tout ce qui était mauvais y restait contenu et le rongeait comme de l'acide. Sa mâchoire s'inclina vers le haut et sa bouche s'ouvrit en grand, tandis qu'il se sentait irrémédiablement emporté par le bas. Il avait l'impression que son squelette se disloquait sous l'effet de la gravité qui n'avait jamais été aussi forte sur son être. Son être qu'il ressentait comme désespérément fragile en cet instant. Il n'était qu'un pantin désarticulé qui ne pouvait même pas observer sa chute. Il ne dirigeait plus ses yeux se balançaient au rythme de sa tête. Comme il tournoyait, il voyait alternativement les étages du bâtiment qui défilaient, le visage de celle qui l'entraînait vers cette fin, puis le soleil qui choisit cet instant pour sortir entre deux nuages gris et globuleux.
        Il n'avait pas la moindre idée d'où il se trouvait par rapport à la hauteur du bâtiment, par rapport au sol sur lequel il allait s'écraser.
        C'est alors qu'il comprit. La douleur dans ses entrailles, les larmes qui s'envolaient de ses joues pour jouer avec le scintillement du soleil, cette fille qu'il ne connaissait plus, ce vol improbable, ce manoir hanté, cette fille éthérée, ce sang et ces ténèbres, cette paralysie qui prenait chaque muscle de son corps. Ce ne pouvait être qu'un cauchemar.
        Mais bien sûr ! C'était donc un cauchemar ! Soudain, il voulut rire, et agiter ses dents, ses bras et applaudir à la splendeur de cette hallucination si réussie, générée par son cerveau. Et il allait se réveiller et le faire.
        Pourtant les ongles de la fille, plantés dans ses épaules, en faisaient jaillir un sang qui gouttait sur sa peau et giclait dans les airs avec un réalisme époustouflant. L'une de ces gouttes de vie qui fuyait, suivant le même chemin que son énergie vitale, vint se perdre sur ses lèvres. Il put en goûter la saveur métallique si particulière, qui le ramena à la réalité. Et cette réalité n'était pas un songe.
        C'est alors qu'il sentit son corps exploser. Qu'était-il donc arrivé ? Il y eut une douleur indescriptible, dans la moindre parcelle de son être. Puis ce ne fut plus qu'un souvenir qui le maintint crispé. Il vit alors la route, une fissure, du sang, puis sa tête roula, quelque chose fit un bruit de succion, puis une série de craquements qui précédèrent le chuintement ignoble du sang qui s'écoulait de chaque plaie béante de son corps et de celui de la fille qui s'était écrasée par dessus lui. Leurs corps avaient fusionné dans une orgie osseuse et sanglante.
        Pourquoi ne mourrait-il pas, maintenant ? Pourquoi plus de douleur ? Pourquoi cette lumière qui faiblissait ? Le soleil se cachait-il derrière les nuages ?
        L'obscurité revint. Etait-ce enfin la mort ? Pourtant il y avait une présence, sur lui.
        Lorsque les ténèbres l'eurent à nouveau enveloppé, il perçut à nouveau la lueur argentée qui émanait de cette étrange fille. Il la vit alors à cheval sur son corps étendu sur le sol de cette chambre si noire. Elle brandissait une lame de lumière qui luisit un bref instant devant ses yeux et qui s'enfonça dans sa gorge, puis qui déchira dans sa poitrine.
        Et la douleur revint brusquement, tandis que son fluide vital jaillissait hors de lui encore une fois. Et elle brandit à nouveau cette lame et la plongea dans sa tête. Quelque chose en lui poussa un cri, et il ressentit cette douleur jusqu'aux tréfonds de son âme.
        La lumière de la lune dans les yeux de l'inconnue fut la dernière chose qu'il vit. Lorsqu'elle s'estompa, passant du vif argent à un gris sombre et triste, il sut qu'il était enfin mort et que ses tourments ne faisaient que commencer.

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