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        Charlotte fut la première à entendre Sylvain arriver dans le couloir. Elle s'empressa de rappeler à Sandy de ne rien lui dire à son sujet. Sandy acquiesca et cacha aussi dans son poing fermé la larme d'ange que Charlotte - dont elle ne devait pas prononcer le vrai nom - avait fait apparaître.
        Sylvain joua un peu avec elle avant que sa mère ne revienne la chercher puis la lui rendit.
        Il avait fait beau aujourd'hui et les affaires avaient bien marché pour lui. Il semblait en pleine forme et annonça aussi à Charlotte que des amis passeraient ce soir.
        Charlotte s'ennuyait ferme dans son coin de canapé. Elle gardait les yeux baissés vers la moquette râpée tandis que Sylvain plaisantait avec ses amis immatures. Celui qu'ils appelaient Moum et dont elle ne parvenait pas à savoir le véritable prénom se tenait sur une chaise en bois, en face d'elle, et il l'agaçait passablement avec ses blagues salaces. C'était un noir africain à la sauce "civilisée" qui avait tout perdu de ses racines et cultivait apparemment le vice. L'autre était plus discret et cela ne la rendait que plus méfiante à son égard. Il se prénommait Daniel et prétendait être breton. Il se tenait sur une caisse noire, contre le mur, jambes écartées, dans la posture du mâle dominant. Il restait silencieux la plupart du temps mais glissait parfois un commentaire longuement réfléchi. Ce qu'il cultivait était, semblait-il, une attitude de grand-frère un peu suffisant. Celui-ci ne lançait pas de blagues grivoises mais de fréquents regards que Charlotte commençait à trouver gênants. Elle se mit même à se demander quelles étaient les intentions de Sylvain lorsqu'il les avait invités.
        Mais l'ennui était souverain en elle ce soir là. Un ennui bien particulier, qu'elle reconnaissait sans le moindre doute. Un ennui qui était un signe infaillible.
        Elle se leva d'un seul mouvement, tourna le dos à ses hôtes et partit claquer la porte, histoire de se faire remarquer. Elle perçut très bien leur gêne qu'elle jugea satisfaisante mais encore insuffisante en regard de ce qu'elle subissait. Mais demain serait un autre jour.
        Et ce lendemain là, elle s'en convainquit d'un simple regard par la fenêtre du salon, le temps était hésitant. Pleuvrait-il? De lourds nuages gris s'amoncelaient dans le ciel matinal, éveillant de nombreux souvenirs dans son esprit. Un doute l'assaillit: comment s'appelait-elle déjà ? Cyrielle ? Charlotte ? Caroline ? La confusion était toujours plus forte à l'approche du moment crucial.


        Ses muscles s'amollirent avant même que ses yeux ne perçoivent les premières gouttes de pluie au delà de la vitre. Elle frissonna, frotta ses bras avec ses mains et s'éloigna de la fenêtre.
        Sylvain avait essayé de lui reprocher son comportement de la veille tout en essayant de comprendre mais elle ne lui en avait pas laissé l'occasion et avait gardé un silence glacial en fixant le papier peint sur le mur d'en face, continuant de le fixer quand Sylvain s'interposa entre elle et celui-ci, à travers lui.
        Il avait alors renoncé et était parti vaquer à ses occupations, dehors. Elle pouvait comprendre sa confusion mais n'en avait cure.
        Le soleil fit une première percée à travers les nuages en début d'après-midi. Mais elle ne mit ses chaussures que lorsqu'elle constata que la grisaille fut revenue, plus profonde que jamais...
        "Qu'est-ce-que tu fais ? demanda Sylvain en se levant, de l'autre côté de la table.
        - Je vais me promener.
        - Mais t'as vu le temps qu'il fait ? Tu ne peux pas choisir un plus mauvais jour! - Je m'en fiche, rétorqua-t-elle en tournant la poignée de la porte d'entrée.
        - Mais il va pleuvoir d'un moment à l'autre !"
        Mais il était trop tard, la porte avait claqué derrière elle. Alors il passa une veste et des chaussures en vitesse et descendit dans la rue. Il était sûr qu'elle partait et allait disparaître pour toujours, par quelqu'intuition qui se réservait pour des cas exceptionnels. Il devait en savoir plus sur cette fille mystérieuse et n'était pas près à se résoudre à la laisser partir comme ça.
        Une fois dans la rue il regarda de out côté, certain qu'il n'allait pas même l'apercevoir, comme dans ces films fantastiques où il se passe des choses étranges et inexplicables. Et il devait admettre que la comportement de cette fille, depuis qu'il l'avait rencontrée, avait quelque chose de totalement inexplicable. Etait-elle folle ? Il ne le pensait pas. Pourtant il l'aperçut juste avant qu'elle ne disparaisse au coin de la rue. Il courut alors dans cette direction, l'air humide caressant son visage comme pour lui rappeler qu'il allait probablement bientôt faire une grosse averse. Là, il vit qu'elle prenait la direction du parc le plus proche, à juste un pâté de maison. Et c'est bien devant le portail de ce parc qu'il la rattrapa enfin, la prenant par le bras.
        A cet instant, le temps sembla faire une courte pause. Les cris des petits enfants qui s'ébattaient dans le parc parvinrent à ses oreilles, suivis de près par les chants clairs des oiseaux et la rumeur des passants et des automobiles. Elle sembla rester pétrifiée par le contact de la main de Sylvain sur son bras. Puis une première goutte dont la fraîcheur évoquait la naissance d'une pluie purificatrice, rebondit sur le bout de son nez pour venir éclabousser sa robe.
        Le mouvement brusque qu'elle fit la libéra de la prise de Sylvain et elle continua de marcher sans se retourner.
        "Attends !"
        Sylvain lui emboîta le pas, sans plus oser la toucher. Et à chacun de leurs pas la pluie redoublait. Quelques gouttes firent de sombres taches sur le sol, puis, plus nombreuses, elles entreprirent de tremper la robe turquoise de la jeune femme.
        "Tu vas attraper un rhume ! fit Sylvain d'une voix hésitante.
        - Pars ! fit-elle en réponse, avec calme. Laisse-moi !"
        Elle marchait d'un pas régulier, décidé, vers le coeur du parc, alors que les enfants et les vieillards les moins avisés quittaient le parc sous la pluie battante, avec précipitation.
        Maintenant elle était vêtue d'une robe d'un bleu sombre qui collait à son corps. La pluie faisait un clapotis ininterrompu, presqu'un chuintement, en frappant le sol. Sylvain suivait la jeune femme qui allait maintenant d'un bon pas et coupait à travers une pelouse. Ses pieds s'enfonçaient presque dans une terre boueuse et détrempée.
        Sylvain pouvait deviner la nudité de son corps à travers la robe alourdie par l'eau. Charlotte s'enfonçait entre les arbres parsemés sur la pelouse, en direction d'un bosquet plus dense. Cela paraissait parfaitement invraisemblable au musicien qui la suivait, et il ne savait quoi dire, se contentant de la suivre en cherchant à comprendre ce comportement irrationnel. Puis il la vit très distinctement dégrafer sa robe tout en marchant si vite qu'elle courait presque. Mais que faisait-elle donc ? Allait-elle prendre un bain dans un étang du parc ? Il chercha à se rappeler l'existence d'une étendue d'eau ici mais il en était incapable. Il vit Charlotte dépasser une rangée d'arbres et sa robe se déposa sur le sol comme une feuille morte, un coin de ciel bleu et surréaliste. A présent, alors qu'il pouvait voir son corps nu, il lui semblait complètement incongru de continuer la suivre. Il ralentit alors que sa détermination baissait, et c'est en marchant qu'il franchit à son tour la rangée de peupliers. Charlotte se tenait au beau milieu de cette clairière artificielle et il crut assister à une scène venue d'un autre âge. Il était prêt à imaginer les fées et les dryades nues invoquer les forces de la nature, les bras tendus vers le ciel, et dansant sur un air de flûte venu du ciel ou du néant.
        Mais Charlotte était belle et bien seule au milieu des arbres, et l'eau ruisselait sur son corps nu tandis qu'elle ôtait ses chaussures et s'allongeait dans l'herbe, dans une position d'attente. Alors il s'approcha, attiré par la curiosité et aussi par le corps si désirable de la femme. Il se tint juste au dessus d'elle et croisa son regard. Il y lut une expression inconnue qui lui inspira à la fois sérénité et frustration. Et il sentit quelque chose s'emparer de son âme, quelque chose qui lui apparut comme une sorte de sentiment archaïque et qui le suffoquait. Quelque chose de proche et d'aussi puissant que la mort ou la naissance, mais qui était différent de cela.
        Il lutta et essaya de retrouver ses esprits. Quelque chose se passait.
        Mais il était subjugué, comme tout homme l'eut été, par le corps étendu de cette jeune femme si mystérieuse et qui lui était presque encore étrangère. Son désir vint, naturellement, et il voulut s'unir à elle, dans un moment de pure excitation. Il sentait les effluves naturelles de cette créature se mêler a celles des essences naturelles que la pluie sublimait, et aussi à d'autres, plus mystérieuses, qui semblaient lui parvenir d'un improbable au-delà qui se serait ouvert pour l'occasion. Il s'agenouilla, presque religieusement, près de ce corps offert.
        C'est alors qu'il fut pris d'une nausée qui le fit se tordre tout entier de dégoût. C'était comme si des vannes s'étaient ouvertes quelque part, et que la réalité se déchirait autour de lui, à présent qu'il était auprès d'elle. Sa vue se troubla.
        Son regard retrouva un peu de sa netteté et il se posa sur le corps de la jeune femme. Il avait changé.
        Sa peau semblait se liquéfier. Tout son corps donnait l'impression de s'affaisser et de pénétrer dans le sol. Il assista alors avec horreur à une métamorphose hideuse. Il voulait, désirait de tout son être s'éloigner de ce corps qui se décomposait sous ses yeux, mais cela lui était impossible. Il était contraint de voir de quelle manière la peau partait en lambeaux putrides, les yeux fondaient en une liqueur aqueuse, le visage se déformait en une grimace inconcevable avant de se déchirer de toutes parts, les seins se transformaient en une bouillie infâme, les membres s'étrécissaient et s'atrophiaient irrévocablement. I1 ne put détourner son regard quand l'intérieur du corps émergea en fumant et en dégageant une odeur surprenante et âcre, et quand le squelette blanchâtre et luisant apparut il fut contraint de le regarder se consumer sous la pluie qui bouillonnait dans les entrailles à vif, Il sentit sa tête et tout son être tournoyer d'une manière vertigineuse et il perdit connaissance.


        Sandy et sa mère furent conduites sur les lieux du carnage par la police. On avait passé les menottes à Sylvain et on le poussait à l'intérieur du fourgon. L'inspecteur posa quelques questions à la mère de Sandy.
        Celle-ci sortait tout juste de l'école et se rendait bien compte que le policier prenait garde de poser les questions suffisamment bas pour qu'elle ne puisse pas entendre; Mais on ne pouvait pas facilement cacher des choses à Sandy et elle savait ce que voulait savoir l'inspecteur.
        Il voulait savoir qui était cette chose calcinée dont il ne restait plus grand chose et que le médecin légiste examinait sur place, car il était impossible de transporter son corps. Mais sa mère n'avait pas vu Charlotte, ou plutôt... Intérieurement Sandy s'interdit de penser à son nom véritable car elle avait peur que quelqu'un puisse entendre ses pensées. Après tout elle entendait bien celles de sa mère et celles de l'inspecteur. Il voulait savoir pourquoi Sylvain avait fait ça, mais Sandy savait qu'il n'avait rien fait.
        "Elle est vierge, commenta le médecin légiste à son assistant, mais il faudrait faire un examen complémentaire pour être sûrs, parce que dans l'état où est le corps..."
        Sandy serra la petite bille bleue en forme de goutte dans sa petite main. Personne ne lui volerait sa larme d'ange...


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