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        Cent-cinquante jours. Déjà.
        Il se réveilla en pleine nuit, comme depuis plus d'un mois, à cause de la douleur. Désormais il ne lui arrivait que rarement de dormir plus de deux heures d'affilée. Il avait même commencé à dormir sur le sol métallique. Ce n'était pas confortable, mais cela lui faisait moins mal. Il se mit debout en laissant échapper une larme de douleur. Il se sentait sale. Comment n'avait-on pas pensé à installer de quoi se laver et se raser ici ? Et pour ses besoins il n'avait qu'un vulgaire tuyau escamotable, derrière le fauteuil.
        Partir était devenu une idée fixe. Quelle dommage de ne pas pouvoir profiter de sa solitude plus longtemps ! Dans quelques jours il partirait. C'était décidé. Mais il comptait bien profiter encore des loisirs que lui offrait sa réclusion volontaire. Retourner dans le monde ne le tentait pas du tout. Il avait mis du temps avant d'acquérir le privilège de loger dans une cloche, et il pensait jusqu'alors sincèrement pouvoir y rester plus longtemps. Il commençait toutefois à se faire à l'idée de quitter les lieux.
        Il ne fit pas de mouvement cette fois. Il avait compris depuis longtemps que cela ne servait à rien. Il s'assit et fit une partie d'échecs. Désormais il gagnait toutes les parties en moins d'une heure. L'ordinateur était prévisible, finalement. Au moins pouvait-il se relever avant que la douleur ne le fasse pleurer.
        Lorsqu'il se releva l'aube était venue. Machinalement il jeta un coup d'oeil vers la trappe. Toujours cette étrange impression que ses contours se rétrécissaient et que la plaque allait toucher le reste du sol de la cloche. Engoncé dans son fauteuil il n'avait guère le courage de se pencher sur la question. Toutefois il avait essayé de mesurer l'interstice qui ne s'était pas avéré plus large que l'épaisseur d'un ongle. Il oublia aussitôt ces pensées lorsque son regard se tourna vers le ciel du matin. Il connaissait maintenant par coeur les motifs de la ville. Quels bâtiments étaient illuminés les premiers, quels tubes s'irisaient le plus, ça lui était parfaitement familier. Monotone et sans attrait désormais. Aussi beau que ç'eut pu être, il se plongeait rapidement dans ses pensées ou dans un film sur le casque plutôt que de revoir sempiternellement le même spectacle.
        Quant au breuvage, il avait eu beau mélanger toutes les saveurs, il avait l'impression d'avoir mille fois fait le tour de ces arômes artificiels.
        Il se remit debout péniblement, s'accompagnant d'un long gémissement. A à peine trente ans il pensait désormais pouvoir comprendre les souffrances physiques que subissaient les personnes très âgées.
        Encore une matinée semblable aux autres. Finalement n'était-ce pas encore pire que de vivre en bas ? Il voulut s'ôter cette idée grotesque de l'esprit, mais toute la journée elle lui revint sans cesse. Qu'était-ce que de vivre cette douleur, seul dans cette tour ? Pourquoi avait-il fait ce choix déjà ? Le choix de se fermer à la possibilité de l'existence et de l'amour. Puis il repoussait ces questions et plus elles revenaient en force. De plus en plus depuis quelques jours. Non, il ne voulait pas y répondre. Le temps de redescendre viendrait. Mais pas encore. Il fallait en profiter, encore.


        Des jours passèrent encore, et chaque jour Ogu lorgnait vers la trappe dés qu'il avait un moment pour y penser. Il fallait partir. Mais pas encore. Toujours un jour de plus à passer. Dés qu'il reviendrait dans le monde d'en bas il lui faudrait recommencer le travail. Et il était si sale et si douloureux. Il ne s'en sentait plus guère le courage. Rester ici. Pourquoi pas.
        Encore un jour. Un de plus, et encore un. La trappe l'attendait. Ses contours si fins qui le narguaient. Au delà d'elle, la ville et ses tracas. Beaucoup plus bas.


        En se réveillant cette nuit là, il cria de douleur. C'était comme si un de ses nerfs venait de se faire écraser par deux de ses vertèbres. Une douleur lancinante lui parcourait l'échine sans faiblir. Il mit un long moment à se lever, des larmes coulant jusque sur son menton. Impossible de se redresser, il se mit à quatre pattes et rampa sur le sol. Pas le choix. Il gratta le sol.
        La trappe devait être par là, mais la douleur lui faisait perdre la tête. Il la cherchait partout, se traînant sur le sol lamentablement. La nuit sans lune était trop profonde pour lui permettre de voir quoi que ce soit. Il tomba sur le côté, épuisé, au bout d'une heure à user ses ongles sur le métal lisse. Un demi-sommeil l'envahit, contre lequel il lutta de toutes ses forces. Il se tordit comme une larve jusqu'à l'aube. La ville étala son visage familier sous un ciel couvert, à travers les larmes qui ne cessaient plus de venir sécher sur le joues d'Ogu.
        Toutes les aspérités de la masse urbaine étaient si nettes malgré les nuages grisâtres. La cloche semblait pourtant mal éclairée. Il distinguait mal ce qui était autour de lui. Péniblement il revient à quatre pattes dans un grognement. Où était donc la trappe ? Il traîna les genoux partout, achevant de trouer son vieux pantalon. Mais nulle part il ne voyait la trappe. Son rectangle rassurant, sa petite encoche pour déplier la poignée. Où était-elle ? Il rêvait probablement.
        Mais non, la douleur était bien là. Si intense, si précise, si réelle. La peau de ses mains était rouge et usée, le bout de ses doigts saignait et maculait maintenant le sol. Le fluide de sa vie l'abandonnait à petites gouttes comme son énergie l'avait fuit depuis près de six mois, jours après jours.
        La vie l'attendait en bas. Son sang le sentait et c'était comme s'il était attiré irrésistiblement par cette pesanteur humaine. Trop d'écart entre lui et ces gens sourds à ses cris de douleur. Son sang aurait beau couler il n'atteindrait jamais vraiment le sol. Non, plus jamais. Il sécherait sur place, et laisserait son coeur sec pour toujours.

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